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Cycle des traces et des signes
AMER, n. masc. : Un amer est un point de repère utilisé en navigation pour prendre des relèvements optiques, ou pour suivre un alignement.
Il me semble que l’on invente difficilement un geste en peinture, qu’il ne naît pas dans l’absolu. Alors je travaille à inventer les conditions de son apparition et d’un déploiement parfois éloigné de ce qui fut à son origine.
Cette série de peinture, accompagnées d’une trentaine d’études dessinées, est un développement de cette recherche.
Interroger le geste, c’était s’abstraire de la figure et du figuratif, sans pour autant que ces dessins et ces tableaux puissent être considérés comme abstraits. Ce qui m’intéressait là, c’était non l’abstrait, mais le mouvement d’ab-straction à partir d’une source : la carte marine. Celle-ci est déjà en soi translation et projection du réel : lignes de côte, balises, phares, courbes de niveaux, disent un paysage en même temps qu’une première symbolisation plastique. La fabrique de mon geste consiste dans le prolongement de cette translation du réel à la carte, de la carte marine vers un dessin à l’encre, de ce dessin vers un second, un troisième, etc… Pour arriver finalement à la traduction de ce dessin en peinture.
Ce chemin d’abstraction, qui s’est inventé en cheminant, repose sur la constitution, à partir de premières esquisses dessinées, d’un matériau de 32 études ; matériau dans lequel les dessins ont des statuts différents, selon leur mode d’entrée, ensuite, dans l’atelier. Certains, que j’appelle dessins-matrices, ouvrent à un geste de translation directe sur la toile, avec simple changement d’échelle, de matériau et de support. D’autres, que j’appelle dessins-balises, se font élan pour une forme d’improvisation : accrochés sur les murs de l’atelier ils sont des repères à consulter pour y puiser quelques lignes, un signe – en eux sont anticipées bien des questions qui se posent dans le temps de la peinture... D’autres enfin, les dessins-matières, entrent dans un processus de transformation technique : scan, agrandissement, tramage, impression laser, avant transfert au solvant sur la toile. Ces derniers viennent court-circuiter la translation dessin/peinture, prenant place sur les tableaux dans une matérialité évoquant l’imaginaire du collage ou de l’image sérigraphiée – amenant par là coexistence de gestes par la main et de gestes par import.
Quel statut aura tel dessin, rien là de prémédité ni de protocolaire n’en décide, sinon l’attention à ce qui advient. L’enjeu est bien de tenter de redonner dans le geste de peindre toute la place à une intelligence double : l’intelligence de l’affût (attentive aux réussites de l’inattendu) et l’intelligence de l’habileté.
De même que Raymond Roussel se demandait comment écrire, de même il s’agit de ne jamais cesser de se poser cette question : comment peindre ? Et le cheminement ici choisi rejoint les jeux d’écriture qu’il proposait pour s’abstraire de deux mythes : celui, romantique, de l’inspiration et de la page blanche, sœur de la toile vierge ; et celui de l’art comme mimesis.
Le mouvement d’abstraction depuis la carte vient en dialogue avec des surfaces complexes, à dominante blanche, qui jouent de matières, de collages de papier, de traces de bombe aérosol, ou de toile encore visible. Mur de ville plusieurs fois repeint, manière de peinture atmosphérique, extension peinte sur la toile d’un mur d’espace d’exposition, ou encore jeux de dessous peints à la façon des Nabis mais en tons de blancs, références à peine voilées à Martin Barré, Kazimir Malévitch ou David Ostrowski, pourquoi pas blague monochroïdale d’Alphonse Allais ?
Autant de «relèvements optiques» d’une navigation qui a plutôt suivi des «alignements» en étoile. La série dans son développement pourrait se comparer à une roue à rayons, avec un centre nécessaire mais qu’il n’importe pas tellement de voir – les cartes – et un étoilement de tentatives qui sont les tableaux de la série, chacun fonctionnant avec ses questions de peinture propres : de matières, de vide, d’équilibre, de hors-champ, de transparence...
(avril 2020)
Photos : ©Margaux Olivré